Le Roseau
Aujourd’hui, je me sens capable d'écrire sur ma maladie, mon expérience et les différentes étapes de mon parcours. Aujourd'hui, j'ai pris du recul, je ne suis plus dans un tourbillon, mon corps m'appartient à nouveau, le monde médical m'est familier et je suis sereine.
Cela fait maintenant 5 ans que ma vie a basculé. Car quand on bascule, on trébuche puis on plonge. L'homme s'adapte très vite pour sa survie, il retient sa respiration, économise son énergie au maximum lorsqu'il sent le danger el l'urgence. Il résiste, se durcit et nage dans ce nouveau monde qui lui est étranger, à la recherche d'indices et de portes de sortie. Avancer, c'est important. Ne pas hésiter car le doute est torture. L'attente est calvaire. Courir, sauter, crier et devancer sont les mots d'ordre. Basculer, plonger et foncer pour remonter.
Il y a cependant, dans le mot « basculer » une connotation fataliste, un état latent qu'il n'y a pas dans le mot « plier », tel un roseau. Ce dernier est solide comme un roc mais prend des coups, des rafales, des tempêtes qui le lissent au sol sans le briser. Il se plie mais se relève toujours. Le jouet culbuto en fait de même. Frôler la chute et rebondir.
Je revois la découverte, l'annonce, le soulagement, le regard de mes parents et de mon mari, des autres, les urgences, les lits d’hôpitaux, les infirmières, les tubes, les soins intensifs, les visites, les chambres de réveil, le bloc, ces hommes en tabliers de plomb, mon image dans le miroir, les hallucinations, les compresses et le sang.
Je ressens encore la douleur, l'angoisse, la bienveillance de mon Saint, l'indifférence des grands pontes, la honte, la honte et la honte, la peine de mes proches, la colère et cette fatigue qui deviendra mon appendice.
J'entends encore ce mot, ces termes scientifiques dans cette langue étrangère, cette voix douce et empathique, ce boîtier interphone de malheur, les accents comiques des infirmières, mon nom et celui du Saint, des résultats d'analyses, les manifestations de sympathie de mes amis, les bips bips incessants et les résultats d'opération...
Vu, vécu et entendu.
L’esprit embrouillé, des sons résonnent encore dans leur articulation spécifique : maladie, Cushing, tumeur, adénome, cathétérisme des sinus pétreux, opération transsphénoïdale, cortisol, androsténedione, ACTH, rémission, diabète insipide, natrémie, hyponatrémie, glycémie, tension, balance hydrique, neurotransmetteurs, apoplexie hypophysaire, Cushing cyclique, sinusite chronique, dexaméthasone, nizoral, hydrocortisone, fludrocortisone, thyroxine, PET-scan à la méthionine, surrénalectomie bilatérale, drains, syndrome de Nelson et radiothérapie stéréotaxique fractionnée. Baignée dans ce nouveau monde, je cherche à comprendre pourquoi par tous les moyens. M'éduquer pour réagir. Chercher à m'en rendre malade, plus que je ne le suis.
Derrière ces noms se cache un parcours, une épopée fantastique, une croisade.
Rare.
Et puis il y a ce mot : rare, comme cette maladie, rares comme les complications, rares comme les récidives, rare comme la surrénalectomie, rare comme le cyclique, rare comme le Nelson. Finalement, nous y sommes.
Bipbiphip....bip : bienvenue dans la bande sonore de ma nouvelle vie. Toutes les 5 heures, on avale sa "survie'" comme disait si bien ma grand-mère. Des gélules de toutes les couleurs qui m'aident à me lever, tenir debout, marcher, ouvrir les yeux, ne pas avoir froid ou rire. Et on cherche incessamment une montre à 3 alarmes qui répète le signal s’il n’y a pas de réaction systématique. On se ravie d'en découvrir une nouvelle, plus féminine car plus qu'un accessoire, elle est un outil, une béquille, la canne de l'aveugle, une véritable alliée. Mais, la routine se mêle au présent, elle brouille les pistes et le signal s'accorde aux battements du cœur jusqu'à l'oubli. On oublie même que l’on a oublié car les connections cérébrales se fatiguent, s'engluent. Et la gélule solitaire reste dans son boitier pendant que le corps s'épuise.
Le corps, ce corps maltraité, difforme, modifié, meurtri et blessé à maintes reprises. Ce visage associe au pire, que l’on juge étranger. Cet arrondi velu qui fait honte, l'acné juvénile imprimée sur un visage bouffi... Tout ceci est littéralement monstrueux. Derrière ces stries, griffes de tigre, ces cicatrices couleur de feu, mon corps a tenté de rester intègre non sans mal. De haut en bas il y a eu aliénation, nécrose : le nez, la peau, les dents, les ongles, les seins, le ventre et les pieds. Le reflet du miroir est torture. La psychose d'une découverte fortuite signe symptomatique d'une éventuelle nouvelle pathologie rare s'installe insidieusement. Et tous ces gens qui me disent que je suis la même.
Mais il y a pire, il y a la mort, la douleur chronique, la perte, d'un proche qui nous fait tout accepter. Par respect pour la misère et l'indicible, on continue en traînant notre fardeau, doucement mais avec force, en serrant les dents. Et puis cette force inhérente qui m'empêche de sombrer, toujours. Relativiser.
Le moral, cet atout supplémentaire qui me porte, chaque jour. Je l’ai toujours eu, c’est une nature. Mais il ne vient pas seul. Le soutien des autres, de ses proches, est un vecteur. Lorsque l’on se sent compris, aimé, et que l’empathie de l’autre nous enlace alors le désir de reprendre le train, là où on l’avait laissé resurgit subitement. Retrouver sa vie d’avant, tout faire pour continuer sa route, celle que l’on avait voulu tracer il y a déjà bien longtemps. Je ne serais rien sans les autres. J’aurais perdu mon âme, dissociée du corps. Ils représentaient le cours normal des choses de la vie, la continuité, tout en garantissant la bonne conscience du présent. Je me rappelle avoir continué pour eux, pour leur montrer ma force et cacher la honte. Eux, ma famille. Ils m’ont accompagnée sans penser à leur tristesse de me voir si rabaissée, par amour et altruisme et peut être par pitié, terme qui pour moi est honorable. La vraie pitié est proche de l’empathie, elle prend en compte la misère de l’autre et c’est suffisant. Eux, ce sont mes sauveurs, mes repères, des phares dans la nuit.
La complexité de ma pathologie a cependant plongé les autres dans le brouillard. Comment comprendre ces paramètres, ces rhizomes scientifiques, hermétiques et ces mécanismes autrefois méconnus ?
Je n’en veux pas à ceux qui ne comprennent pas et ils sont nombreux. Je suis parfois déçue par ceux qui ne veulent pas chercher, qui n’essaient pas de s’intéresser à cette complexité ou tout du moins aux conséquences qu’elle peut avoir sur ma vie quotidienne, pour mieux me comprendre. Sans réponses, chaque instant de ma vie leur est un mystère : ne pas boire d’alcool, avoir des difficultés pour faire du sport, monter les escaliers, courir pour attraper le bus ou le train, rire aux éclats, passer une journée intense avec ses ami(e)s, avoir des coups de stress, s’énerver, s’emporter pour une cause et cette fatigue, cette envie irrépressible de dormir pour s’alléger, ne plus sentir de poids.
Car comment vous décrire un état que l’on subit et que seul notre corps est apte à percevoir ? La raison, notre esprit, ne peut traduire cette chape de plomb, cet engluement ressenti avec peine. Imaginez-vous marcher dans un champ de boue, jusqu’aux genoux, les jambes en coton. Imaginez-vous recevoir une armure de fer sur les épaules ou vous désintégrer progressivement, au goutte-à-goutte. Cette fatigue est un frein, une pluie de grêle.
Mais, on apprend avec le temps, on s’économise, on reste à l’écoute du corps pour finalement donner le change, apparaître « normale » pour se fondre dans la masse. Combien de fois ai-je culpabilisé en ne proposant pas un siège à une personne plus âgée dans le train, métro ou tram….avec cette envie de se justifier, d’expliquer que l’on est épuisé et que ceci explique cela. On se tait. C’est une chance d’être comme tout le monde en surface mais ça ne facilite pas la compréhension.
Mais ce tunnel sombre dans lequel je me suis engagée il y a 6 ans a été illuminé par deux fois. Têtue et battante je savais que j’y arriverai. Plus fort que l’angoisse de l’inconnu, plus fort que la peur et que la honte, il y a le désir d’enfanter. Continuez sa route à tous prix. Donner cette vie qui devient plus précieuse encore aujourd’hui. Et j’y suis allée la tête haute, avec un sentiment de toute puissance. 4 mois après ma surrénalectomie. Avec l’intime conviction que les hormones pouvaient devenir mes alliées autant qu’elles ont pu être démoniaques.
Pari gagné, Clémentine est née. Victoire ultime sur ce qui me pourrit la vie.
La douleur, l’hémorragie, la transfusion, la fatigue ne sont rien face à ce miracle. Et, encore une fois, j’ai eu pleine confiance en cette équipe humaine, en ce spécialiste, doux et prévenant, sérieux et efficace.
Puis cette menace de récidive tumorale qui me pend au nez. Rare mais existante, éventuelle mais si prévisible. Il faut être rapide, se décider vite car je sens intimement que la graine commence à germer en hauteur. Si, si, si, il y aura radiothérapie, insuffisance hypophysaire et impossibilité de redonner la vie. Alors on fonce, sans tergiverser ni se projeter. Clémentine aura un petit frère.
Merci, merci la vie.
Bienvenue petit Léonard.
Il est venu avec la première neige, doucement, avec des reins dilatés.
Deuxième grande victoire sur toi, habitant intrusif de mon corps et de mon âme, je t’ai eu une fois de plus. Entêtée que je suis, je continuerai ma route avec ou sans toi.
Et c’est avec eux que la vie prend tout son sens, sa valeur et sa fragilité. Il ne faut pas flancher ou tout du moins, les épargner.
Un après-midi d’été, après avoir eu quelques malaises, vertiges et une vision dédoublée, j’appelle le Saint pour lui parler d’un autre problème. A la fin de notre conversation, il m’annonce rapidement qu’il est revenu. La résonnance bruxelloise de juillet a parlé, cette résonnance demandée personnellement par crainte et intuition. Nous ne commentons pas davantage, il ne s’agissait pas de ça et le Saint a peur.
Trêve de vacances estivales mais préparation mentale.
La rentrée se fait sous le signe du ballottage. Opération, radiothérapie. Complications, effets secondaires et surtout insomnies, nervosité. Que me font-ils vivre ? Comment juger ? Ce sont eux les spécialistes, pas moi.
Finalement, nous ferons des rayons. Nous allons la pulvériser à maintes reprises sans lui laisser de répit.
Fractionnement du débit, de la quantité destructive pour ne pas faire tout disparaître, ou tout du moins d’un seul coup. Compression du nerf optique et neurochirurgie, hyperpigmentation, vous n’aurez pas le champ libre.
Les effets immédiats sont légers, ceux à long terme plus compliqués. On surveillera comme toujours. L’hôpital m’est si familier.
Et me voilà partie pour un mois et demi de traitement. Je les entends encore me dire que je serai probablement fatiguée et je ris intérieurement en me demandant comment je pourrais l’être plus qu’un Addisonnienne….
J’y suis, pilote automatique, j’avance aveuglément vers cette station thérapeutique. Chaque jour.
Des kilomètres nous séparent, du temps pour penser et écrire.
Je me rappelle la première fois, une simulation de ce qui allait devenir une épreuve non douloureuse mais physiquement pénible.
Première fois au sous-sol, ce -4 où personne ne s’arrête mais qui attire le regard des curieux quand on pose le doigt sur ce chiffre dans l’ascenseur. Radiothérapie oncologique, que dire ?
Je suis la flèche mais tout est gris. Des câbles pendent du plafond. On croirait une zone de chantier. Je me suis peut-être trompée ? Un couloir fuyant, toujours sombre, sans vie. Un lit d’hôpital sur la droite, des pieds, une couverture….où suis-je ? Une soufflerie régulière que ne cesse pas. Une véritable descente aux enfers ? Mais non, je vois une flèche et au virage, tout s’éclaire, prend de la couleur et de la vie :
Bienvenue au Centre du Cancer.
J’entends une fontaine, je vois des aquarelles, des visages tantôt las, tantôt extrêmement souriants et des voix. J’y suis, je m’annonce, ils sont doux et solides, comme il faut l’être pour ne pas tomber de haut. Sont-ils aussi des roseaux ?
On m’installe, tout est calculé, mesuré au millimètre près, pointé au laser. Je dois rester immobile pendant la pose du masque et sa création sur mesure. C’est chaud, un peu étouffant mais très rapide. Simulation rassurante finalement.
Mais j’y retourne pour une période intensive d’un mois et demi, tous les jours, vers la capitale.
L’ascenseur me guide ailleurs cette fois, vers une allée plus lumineuse que la dernière fois, sans câbles ni lits et le couloir jaune me mène au Centre.
Voulez-vous un peu d’eau, un thé, un café madame ? Les volontaires s’affairent, ils sont à notre disposition. Fauteuils modernes, design, coin enfant, tout est là pour notre confort au moment où il a fait défaut. On m’appelle, je suis un peu perdue dans ce labyrinthe au décor théâtral, des bustes, visages, ventres et fragments corporels moulés se profilent sur des charriots médicaux. Où se trouve le mien ? Sur le plateau de traitement, devant le scanner, aligné aux mousses calibrées, qui reforment la courbe de mon corps. « Allongez-vous ; faites des couettes, nous allons positionner le masque ».
Positionner est un faible mot quand on vous clipse littéralement un masque de « fer » sur le visage. Il vous bouche les oreilles, vous cache les yeux et vous ferme la bouche. Seule l’ouverture minime du nez vous raccroche à la réalité. Le contact est pression, la pose est violente. Je suis seule dans ce monde, enfermée sans avoir commis de crime, prisonnière vulnérable d’une machine de guerre. Mais cette guerre, c’est pour la gagner que je suis là.
Immobile.
Je les entends, « tendance caudale, crâniale, c’est bon, on y va pour le scanner ! »
Je passe au cœur de l’engin, j’attends puis je repars pour le traitement toujours sous ce masque de torture, véritable destructeur sensoriel. Une odeur d’eau oxygénée se dégage, très forte et entêtante. L’azote peut-être.
Puis ces flashs, perceptibles à la paupière fermée, qui tournent au son d’un moteur continu. Je perçois sans voir, j’entends les rayons me traverser le crâne et j’attends la fin.
Impressionnant, je vais m’habituer, il le faudra bien.
Non, pas maintenant, s’il vous plaît, pas de sinusite ni de bronchite, pas de grippe, je suis prisonnière, ne m’étouffez pas….
Et cela arriva. Calvaire journalier au cœur d’un traitement que l’on ne peut interrompre. Ils me laissent, m’oublie peut-être et je suffoque, étouffe dans mon étau. Mes bras s’agitent et personne ne vient pendant la décharge. Tenir, tenir jusqu’au bout, aidez-moi ! Je revis éveillée ces rêves où la voix nous manque lors d’un cri suppliant. Je tousse et rebondis, mais où vont les rayons ? Panique.
Ils accourent à la fin et me libèrent enfin. Mais comment avoir la force de revenir ?
Je n’ai rien dit au départ, je ne leur en veux pas.
Et tous ces gens dans la salle d’attente qui souffrent, certains portant la mort sur leur visage et dans leur souffle. Ils attendent leur tour sans espoir. D’autres me sourient et les enfants, dignes et battants, nous émerveillent par leur maturité. Petites têtes d’œuf remplies de courage. Ils m’ont fait tenir. Je n’ai rien. Eux, ils souffrent.
Alors, nous voilà repartis ! Je ne veux ni plainte ni angoisse, par respect pour ceux qui ont un cancer. Moi je n’en ai pas, j’ai autre chose.
Et tel le roseau, je me redresse avec le vent, je tangue avec la vie.
Lucile