POSITION DU GROUPE DE RECHERCHE SUR LA THYROIDE
Face aux interrogations, aux inquiétudes et aux polémiques qui se développent à propos de l’augmentation de la fréquence des maladies de la thyroïde en France, et des relations possibles de cet état de fait avec l’accident de Tchernobyl, le Groupe de Recherche sur la Thyroïde, filiale de la Société Française d’Endocrinologie, précise la position des thyroïdologues face à cette situation.
QUELLE EST L’AMPLEUR DE L’INCIDENCE THYROIDIENNE DE LA CATASTROPHE DE TCHERNOBYL ?
Le 26 avril 1986, l’explosion et l’incendie durant 10 jours d’un réacteur de la centrale nucléaire de Tchernobyl, ont libéré une radioactivité équivalent à 100 millions de Ci (4.1018 Bq), ce qui est sans commune mesure avec les contaminations induites par les autres accidents de centrales survenus à Winscale (1957) et Three Miles Island (1974). Quant aux essais nucléaires, on estime qu’entre 1945 et 1962, dans l’Utah, le Nevada, l’Arizona et aux Iles Marshall, ils ont délivré 20 millions de Ci, soit cinq fois moins que la catastrophe de Tchernobyl.
Ont été libérés des isotopes à vie courte (moins de 24 heures) tels que iode 132, 133, 134, 135, ou intermédiaire surtout iode 131 (demi-vie = 8 jours) pour 50 millions de Ci. Ont été émis aussi du Césium, Xénon, Krypton, Strontium, dont la demi-vie dépasse parfois plusieurs décennies. Seuls les isotopes de l’iode sont contaminants pour la thyroïde.
Beaucoup de facteurs ont contribué à la particulière gravité de l’accident : absence d’enceinte de confinement en béton de la centrale, conditions atmosphériques (pluie), absence d’information et de protection de la population, consommation alimentaire prolongée (surtout par les enfants) de produits laitiers contaminés par les retombées radioactives, état de carence iodée de la population.
Dans les régions contaminées, l’irradiation thyroïdienne a résulté du captage par la thyroïde de tout l’éventail des isotopes radioactifs de l’iode, surtout l’iode 131 qui a représenté 85% de l’irradiation. Cette irradiation a été d’autant plus dramatique que les sujets étaient plus jeunes : pour de simples raisons de volume, les concentrations en iode radioactif dans la thyroïde ont été 10 à 15 fois supérieures à celles de l’adulte. Dans les diverses régions contaminées, on a estimé la dose moyenne reçue par la thyroïde à 100 mSv en Ukraine, 400 mSv en Russie, 700 mSv en Biélorussie. Par comparaison, l’irradiation naturelle en France est de l’ordre de 2,4 mSv/an.
Outre les conséquences sociales, humaines et politiques de l’accident, l’attention s’est focalisée sur les complications thyroïdiennes de la contamination : goitres, nodules, thyroïdites, mais surtout cancers thyroïdiens. Ceux-ci ont surpris par leur survenue précoce (évidente dès 1990), leur large prédominance (90%) chez les enfants âgés de moins de 5 ans lors de l’accident ou contaminés in utero. Leur incidence s’est accrue d’un facteur 100 au Nord de l’Ukraine, au Sud de la Biélorussie et de la Russie. Ces cancers sont de type papillaire, mais ils se distinguent des formes spontanées des cancers thyroïdiens par leurs caractères cliniques de sévérité : ils sont bilatéraux, multi-focaux et précocement métastatiques. Dans ces tumeurs a été caractérisé un marqueur biologique particulier, le réarrangement du gène Ret/PTC3. On dénombre près de deux mille cas de cancers thyroïdiens chez ces enfants. Humainement dramatique, cette pathologie a dans l’ensemble été correctement prise en charge, localement et aussi avec l’aide de la communauté internationale. La mortalité liée à ces tumeurs a pu être limitée, comme il est habituel lors du traitement des cancers thyroïdiens différenciés des sujets jeunes.
Y A-T-IL UN EFFET TCHERNOBYL EN FRANCE ?
Se dirigeant vers l’ouest, le nuage radio-actif a traversé la Pologne, où a été rapidement et efficacement assurée la distribution préventive d’iode, la Finlande, et aussi les pays de la Communauté Européenne. La radioactivité a décru du fait de sa dispersion et de sa dégradation naturelle. Pour ce qui est de l’iode radioactif, on manque d’informations précises sur l’irradiation réelle en France. On a estimé que les zones les plus exposées (Est, Région Provence-Côte d’Azur, Corse) ont reçu l’équivalent de 5 mois d’irradiation naturelle. Dans l’Est de la France, la dose reçue aurait été en moyenne de 0,5 à 2 mSv pour un adulte, de 6,5 à 16 mSv pour un enfant de 5 ans soit chez eux 100 à 1 000 fois moins que les enfants de la région de Tchernobyl.
On n’a pas manqué de rapprocher l’accident de Tchernobyl et la prévalence accrue que l’on constate pour les pathologies thyroïdiennes : dans la population adulte, 4% de nodules palpables, 30 à 40% de nodules découverts en échographie, 2 à 10% d’hyper- ou d’hypothyroïdies, 10% de goitres. Entre 1975 et 1995, l’incidence des cancers diagnostiqués et traités en France a été multipliée par trois (4,1 chez les hommes et 1,7 chez les femmes). Cette augmentation s’observe aussi bien chez les adultes que chez les sujets jeunes, si l’on excepte la situation très particulière des cancers médullaires (actuellement systématiquement dépistés dès l’enfance dans les familles à risque, et complètement indépendants du métabolisme de l’iode). Elle est surtout liée à l’accroissement du nombre des cancers papillaires infracentrimétriques.
Il n’y a pas d’argument scientifique qui conduise à penser qu’en France l’augmentation du nombre des cancers thyroïdiens diagnostiqués soit liée à un « effet Tchernobyl » :
- cet accroissement a été constaté dès 1975, son taux ne s’est pas majoré après 1986, et il est présent dans toutes les régions du monde,
- il n’est pas observé en France d’augmentation préférentielle des cancers non médullaires chez les sujets enfants et adolescents au moment de l’accident, ce que démontre notamment l’analyse du registre disponible de la région Champagne-Ardenne (qui compte parmi les zones les plus exposées au nuage radioactif),
- il n’a pas été fait état chez les sujets analysés de réarrangement chromosomique analogue à celui constaté chez les enfants irradiés en Ukraine, Russie et en Biélorussie.
Il est connu de longue date que les cancers de la thyroïde diagnostiqués et traités ne sont que l’émergence la plus évidente des très nombreux cancers infracliniques du parenchyme thyroïdien. Il a été montré qu’en fonction des critères diagnostiques et de la qualité de l’analyse, de petits foyers de cancer thyroïdien sont présents chez 5 à 30% des sujets autopsiés et décédés pour de tout autres raisons. Plusieurs évaluations épidémiologiques, diligentées en particulier par l’Institut de Veille Sanitaire, sont en cours. Elles suggèrent que l’accroissement des cancers thyroïdiens diagnostiqués résulte d’un meilleur dépistage des maladies thyroïdiennes, lié aux performances des pratiques médicales (palpation systématique de la loge thyroïdienne) et techniques (notamment échographiques et cytologiques). Le réseau des thyroïdologues du Groupe de Recherche sur la Thyroïde participe à ces évaluations épidémiologiques. Il continuera à apporter sa contribution à la recherche de tous les facteurs potentiellement impliqués dans cette situation, à la définition des stratégies diagnostiques, thérapeutiques et préventives.
COMMENT PREVENIR LES CONSEQUENCES THYROÏDIENNES D’EVENTUELS ACCIDENTS DE CENTRALES NUCLEAIRES ?
D’abord, en augmentant la consommation moyenne en iode de la population : consommation des produits de la mer, de sel marin. Y contribue aussi l’utilisation des gélifiants, des antiseptiques iodés.
Ensuite, par la mise à disposition des populations éventuellement concernées de comprimés d’iodure. A la demande du Ministère de la Santé, ont déjà été distribués par l’E.D.F., aux alentours des centrales, des comprimés d’iodure de potassium contenant 100 mg d’iode, destinés à bloquer toute entrée ultérieure d’iode dans la thyroïde. Leur stabilité est de 3 ans. Ils sont à consommer sur recommandation des Pouvoirs Publics en fonction de l’évolution de la radioactivité ambiante dans les suites d’un éventuel accident de centrale nucléaire. La dose recommandée est de 1 comprimé chez l’adulte, ½ comprimé chez l’enfant, ¼ comprimé chez le nouveau-né, à dissoudre dans du lait ou un jus de fruit. La prise est éventuellement à répéter après 36 heures, en fonction des recommandations.
Cette mesure réduit de 98% l’irradiation de la thyroïde. Il n’y a pratiquement aucune contre-indication, même dans les cas de soi-disant allergie à l’iode, qui sont en réalité des intolérances aux agents radiologiques de contraste iodé. La cible privilégiée du traitement préventif du risque d’irradiation de la thyroïde est constituée par les adolescents, mais surtout les enfants et les femmes enceintes.
Pr J-L. WEMEAU (Lille), président Pr P. CARON (Toulouse), secrétaire Dr B. HELAL (Paris), trésorière) Dr N. BALARAC (St-Laurent-du-Var) Dr L. LEENHARDT (Paris) Pr Y. MALTHIERY (Angers) Pr M. MISRAHI (Paris) Dr P. NICCOLI-SIRE (Marseille) Pr J. ORGIAZZI (Lyon) Pr B. ROUSSET (Lyon) Pr J-L. SADOUL (Nice) Dr M-E. TOUBERT (Paris)